Culture : En première ligne de Petra Volpe

En Première Ligne (titre original : Heldin) de Petra Volpe, scénariste et réalisatrice suisse, donne à voir le tour de garde d’une infirmière suisse, impeccablement incarnée par Leonie Benesch dans un service en sous-effectif.
On oublie complètement qu’on est devant un film.
Cette actrice plus vraie que nature est d’une justesse et d’une finesse de jeu hors pair.
On la voit faire sa tournée, consciencieuse et méthodique… un nombre tout juste suffisant de patients pour le temps qui lui est imparti.
Tout juste suffisant pour faire le strict minimum. Elle n’a pas le temps de parler mais elle leur parle.
Toujours affable, tout en exécutant ses gestes techniques et précis.
Elle n’a pas le temps de les écouter mais elle le fait. Elle les considère et préserve l’humain dans cette machine à broyer l’individu. Le patient comme le personnel.
Puis l’imprévu arrive. La demande de superflu s’introduit. Le superflu est-il superflu ? Est-ce juste simplement la nature humaine ? Dans quelle mesure y répondre ? Quel temps consacrer à le refuser ? La machine s’enraye… l’erreur survient.
Mais sortons du film : l’erreur dans nos vies professionnelles ne sera jamais spontanément imputée au sous-effectif  : un coupable sera cherché, une défaillance individuelle sera invoquée… Or, ce qui est remarquable, c’est qu’il n’y ait pas davantage de défaillance humaine dans un tel contexte de sous-effectif.
Ce film est une description sans fard de la réalité du milieu hospitalier en proie à la logique de rentabilisation maximale. L’impact de cette logique est à son apogée dans le milieu hospitalier où des vies humaines sont en jeu.
Mais le film rentre aussi en résonance dans l’esprit et la chair de tout spectateur happé dans cette logique délétère dans son quotidien, à son propre poste de travail.
Ce morceau de bravoure est une des déclinaisons du monde du travail d’aujourd’hui.
Réduire les coûts au maximum au détriment de l’humain, faire faire le maximum de rendement à un minimum de personnes. Presser le travailleur comme un citron afin qu’il donne toute son énergie, de sorte qu’il ne lui reste plus que la seule force de rentrer chez lui pour manger, dormir et régénérer sa force de travail pour le lendemain en attendant les prochaines vacances.
Et repartir le lendemain dans des transports en commun en proie à la même logique.
Toujours moins de place dans les bus, tramways ou métros, toujours plus entassés les uns contre les autres, pour faire rentrer toujours plus de voyageurs dans toujours moins d’espace pour rentabiliser au maximum.
Oui, tant que ça rentre on les entasse. Tant qu’ils peuvent en faire on le leur demande… et ils le font.
Toujours plus de tâches dans toujours moins de temps. Ils y arrivent… pourquoi recruter ?
On nous pousse à en faire toujours davantage, en se plaignant de moins en moins, avec toujours moins de moyens : « y a plus de budget »… on oublie que le budget est un choix politique, que ce n’est pas une fatalité comme le serait la sécheresse !… « Estime-toi heureux d’avoir un travail déjà. »
On ne se plaint même plus, on se laisse robotiser l’activité, ne plus avoir le temps de pisser, ne plus faire de pause café.


On se laisse prescrire des formations qui nous apprennent à ne pas chercher à changer ce qui ne dépend pas de nous mais à « modifier notre façon d’accueillir la contingence extérieure »
Avec des préceptes comme ceux-ci nous serions tous encore en train de piocher la terre pour le vicomte du coin au lieu de se regrouper, se syndiquer pour construire le rapport de force et rappeler au patonat que nous refusons d’être poussés au rendement comme des machines en surcapacité… au bord de la rupture. Sans avoir le temps de respirer.
Sans avoir le temps de faire correctement son travail.
Être encouragé à bâcler ou à sacrifier le moins essentiel à l’hyper essentiel, ou à l’impondérable qui surgit…
2 millions de cas de burn-out en 2024.
Du bluff, nous dira-t-on… réduisons leurs indemnités maladie pour leur apprendre à développer un cancer !
On suffoque… dans nos vies… comme dans ce film, mais comme dans nos vies aussi l’humour s’introduit… la vérité nous réunit… un nouveau jour se lève et sera peut-être moins pire… le pire n’étant jamais certain.
Quoi qu’il en soit, cette « héroïne » (Heldin, en suisse allemand) du quotidien vaut le détour et mérite largement qu’on lui consacre ses 1h32 !

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